Va-t-il pleuvoir des gilets jaunes ?

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Marc
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Re: Va-t-il pleuvoir des gilets jaunes ?

Message par Marc » 25 févr. 2019, 20:07

Claude a écrit :
25 févr. 2019, 14:20
Marc, as-tu raison d’écrire «  les gilets jaunes «  ?
Tu as totalement raison Claude. C'est une simplification qui permet de situer où et comment se situe l'action, pour être clair, il faut parler de lutte de classe qui s'exacerbe. Ce n'est pas complètement juste de parler de "gilets jaunes".

Pour une facilité de compréhension, on met une étiquette sur une révolte populaire, elle ne s'inscrit pas dans un lieu, ni dans une catégorie socioprofessionnelle, ni dans une classe sociale précise (hormis le fait que nous pouvons dire que les acteurs sont de toute condition, mais ouvriers, employés, petits indépendants, chômeurs, précaires ...: c'est-à-dire des gens du bas de l'échelle sociale en très grande majorité), sans une culture politique autre que celle de l'expérimentation de l'action au quotidien.

Ce qui en fait un processus révolutionnaire, c'est qu'il est confronté directement au capitalisme via un gouvernement qui le représente. C'est ce qui fait peur à la bourgeoisie et leurs affidés. Les média mainstream ont parfaitement compris le risque et c'est ce qui explique la violence des propos. Violence et mépris, je l'ai constaté maintes fois.

Les provocations grossières, racistes, violentes accompagnent toujours ces révoltes, c'est le lot de tout mouvement de cette sorte. Ce n'est pas un phénomène anormal, néanmoins il n'est pas du tout représentatif, même s'il faut le combattre énergiquement.
Claude a écrit :
22 févr. 2019, 13:33
Marc.
Quel est le plan ? Quelle société succédera à celle dans laquelle la totalité de l'humanité est plongée ?
La portée de ce mouvement n'est pas mesurable et il me paraît toujours hasardeux de faire des "pronostics". Un processus révolutionnaire ne se décrète pas. Jamais. Il arrive toujours sans crier gare et nul ne sait jusqu'où il ira. D'où la nécessité de soutenir, notamment comme le fait la FI, sans inclure dans une étiquette politique. Récupérer, tenter de diriger, c'est altérer, diminuer la force de l’initiative et finalement la dénaturer et la tuer.

Quoi qu'il en soit, ce mouvement n'est pas terminé, au contraire. Il se place dans le temps et dans un espace à partir duquel s'inscrira la suite, ajouté au fait qu'à cette prise de conscience, nait la nécessité de trouver les réponses au dérèglement climatique, dans ce qui est désormais inéluctable, également trouver les moyens de stopper le désastre en vue. Le rapport de force initié ne va pas diminuer, parce que la politique du capitalisme continuera de se dérouler, avec la course au profit et l’appropriation de tous les marchés privés mais surtout publics, la réduction pour cela de tous les droits sociaux mais aussi des structures d’État y compris régaliennes qui désormais gêne trop la finance, spéculative, puisque c'est elle qui rémunère le plus les propriétaires de capitaux.

Il est de plus en plus évident que les questions climatiques et sociales n'ont qu'une cause essentielle, celle-là même qui motive les gilets jaunes et de plus en plus de gens avec ou sans gilet, avec ou sans étiquette et qui devra aboutir positivement pour le plus grand nombre des gens. Non, pas de grand soir. Mais des moments importants pour l'humanité qui devra faire face et trouver les réponses adéquates. Désespérés ? non, bien au contraire.

Alors quelle société succédera à cette situation ? Sûrement pas une société parfaite, sans tache, mais un mouvement de transformations profondes qui accouchera de nouvelles formes d'existence qui doivent répondre aux besoins du plus grand nombre. Illusions ? idéalisme ? Peut-être. Je n'ai pas de réponse, mais nous pouvons -nous devons- y contribuer.

Marie_May
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Re: Va-t-il pleuvoir des gilets jaunes ?

Message par Marie_May » 03 nov. 2019, 18:21

Un article très intéressant sur les Gilets Jaunes d'Ardèche dans le Monde diplo de ce mois.

Je vous le mets en entier, sachant qu'il serait plus facile pour vous de le lire sur le journal. Ou de vous abstenir tout à fait...


Perso, j'ai surtout été sensible à l'argument déployé dans le chapitre intitulé : le confort de l'entre-soi, qui me semble assez pertinent.
J'ai moi même rigolé au nez d'une voisine qui me demandait de lui expliquer "cette histoire de syndicat...". J'ai cru qu'elle se fichait de moi et j'ai refusé de répondre... alors qu'elle était peut-être sincèrement ignorante. Bon, c'était il y a 40 ans. Je serai plus patiente aujourd'hui (je crois...).


Le plus long mouvement social des dernières décennies en France
Un an avec les « gilets jaunes » d’Ardèche
Surgi en novembre 2018, le mouvement des « gilets jaunes » poursuit ses mobilisations, inégalement suivies. D’autres causes se sont rapidement ajoutées à la défense du pouvoir d’achat : l’environnement, la lutte contre les violences policières, le référendum d’initiative citoyenne. Déjà déstabilisé l’année dernière, le pouvoir redoute que sa réforme des retraites ne rallume le feu sous les braises.
par Pierre Souchon 
   



«C’est triste… Ça n’a plus rien à voir. » Nicole promène un regard désolé sur le rond-point de Massibrand (1), un temps occupé par des « gilets jaunes » d’Ardèche. Le mistral de janvier fait claquer une maigre banderole au-dessus de quelques palettes entassées. « On a dû se déplacer sur le terrain d’un propriétaire privé, mais il est à l’écart de la route. On est moins visibles, donc ça nous a fait perdre des gens. » Peu après le discours du président de la République, le 10 décembre 2018, tractopelles, bulldozers et forces de l’ordre entrent en masse sur les ronds-points. Surgit alors immédiatement parmi les « gilets jaunes » un vocabulaire militaire, avec les noms des giratoires comme ceux d’autant de batailles : « On se replie sur Chanaleilles », « Demain on reprend l’Orcival »… Nombreuses sont les installations incendiées à la vue des gyrophares dans le lointain, manière de renouer avec la politique de la terre brûlée. « Le rond-point, c’était chaleureux. On passait quand on voulait, il y avait les coups de gueule, les embrassades, poursuit Nicole. Quelqu’un sortait une initiative le matin, elle faisait le tour la journée, le soir on avait décidé ce qu’on allait faire… Maintenant, il nous reste les réunions. Mais c’est chiant, comme truc ! Il faut s’organiser pour y aller, comme toute activité, être assis, écouter dans une salle… »
Le temps de l’organisation
En détruisant ces nouveaux lieux de sociabilité, ardemment défendus par leurs occupants, les autorités ont renoué avec une vieille habitude — et une connaissance acquise au fil de l’histoire sociale : s’attaquer aux endroits où les classes populaires se rassemblent les empêche de s’organiser. Pour l’éviter, il s’agissait aussi d’intervenir en amont auprès des « leaders ». C’est ainsi que, dès la fin du mois d’octobre 2018, les administratrices de l’événement du 17 novembre sur Facebook furent victimes de campagnes téléphoniques d’intimidation à l’origine douteuse. « C’étaient des appels bizarres, raconte Stéphanie, qui donnaient des informations en provenance de la même personne : “quelqu’un de la garde rapprochée de Macron”. L’idée, c’est qu’il fallait tout arrêter, que Macron allait précipiter le pays dans la guerre civile et qu’on serait les premières à tomber. » De tels procédés firent forte impression sur ces primo-militantes — des femmes, pour la plupart — et aboutirent au retrait de la majorité d’entre elles.
Et pourtant… « Je vais continuer. » Loin des lanceurs de balles de défense (LBD) et des grenades des villes, des premières mutilations qu’elle découvrait avec effroi sur les réseaux sociaux, Vanessa n’a pas abandonné : « Je veux me battre contre la violence. » Ce mot d’ordre ne figure pas dans les quarante-deux revendications nationales des « gilets jaunes », que Vanessa sépare en deux volets : « L’économie, parce qu’on ne peut plus attendre ; et la démocratie, parce que, si on ne se blinde pas, ils nous lâchent un truc aujourd’hui et ils nous le reprendront demain ! Mais, attention, c’est le frigo d’abord ! »
Partage des richesses, partage de la décision : ce langage n’était pas, début 2019, celui des confédérations syndicales. Habituées des appels plus défensifs et moins directement politiques, celles-ci formulaient alors à propos du mouvement des déclarations très prudentes, qui tranchaient avec leur hostilité manifeste des débuts. Du côté des « gilets jaunes », l’annulation par les syndicats du transport routier d’une grève prévue pour le 9 décembre a pesé lourd : « Ils n’ont pas suivi, tout ça pour remporter une victoire minuscule, regrette Brigitte. Ce jour-là, j’étais sur un péage. On était deux cents au petit matin, on les attendait… On avait une occasion en or de faire plier ceux d’en face. » Ce point fut longtemps débattu lors des réunions, et chacun s’accordait alors pour confondre les syndicats dans le même opprobre.
À Vernet, lentement, au milieu du chaos et des vivats, des accolades et des portes claquées, Évelyne travaille à la « structuration » de ces réunions : « Je fais le boulot militant de base. » Retraitée, elle participe tant aux actions de tout type qu’aux moments festifs — et, de manière tout aussi « basique », partage ses savoir-faire acquis au fil de quarante ans de lutte politique et syndicale : mise en place d’ordres du jour, tours de parole, mandats impératifs et révocables… Ceux-ci prospèrent rapidement, et ces pratiques font de l’assemblée générale de Vernet un cas singulier dans le paysage ardéchois — temps long de l’organisation fonctionnant en symbiose avec le temps de l’action, celui des manifestations du samedi, notamment.
Le même « boulot militant de base », remarqué par les « gilets jaunes » bien au-delà du département, n’est mené nulle part ailleurs en Ardèche. Même pas à Férenches, où la gauche syndicale et politique mobilise pourtant, à échéance régulière, plusieurs centaines de militants pour des manifestations. Livrés à eux-mêmes, les « gilets jaunes » y fonctionnent en comité restreint : quelques personnes réunies sur des bases affinitaires concoctent actions, réflexions et tracts dans le secret d’une pièce, avant de les présenter à tous comme finalisés. Ce mode d’organisation suscite rapidement des tensions dans le public, dont une bonne partie quitte le mouvement. Puis les désaccords gagnent le comité lui-même, qui explose en diverses fractions. Patiemment, seule, dans une ville lointaine, Évelyne rappelle « les trucs de base » : l’histoire longue des divisions, la nécessité de l’unité, de l’organisation…
Premières divisions
S’organiser. Sans le comité restreint, insensiblement, trois groupes se forment à Férenches. Deux, très minoritaires, s’opposent dès le mois de janvier. Constitué de plusieurs cadres, hommes actifs ou à la retraite, le premier souhaite faire des manifestations du samedi une sorte d’événement à la fois festif et identitaire — tolérant uniquement les « gilets jaunes ». Cette routinisation et ce repli lui sont reprochés par le second, nettement plus enclin à rechercher des actions radicales, nouvelles, à rallier d’autres soutiens au mouvement. Ce groupe est largement animé par des femmes seules et précarisées. Entre les deux, plusieurs dizaines de personnes dont le cœur balance. « Le pire, se souvient Audrey, c’est qu’au départ on était tous main dans la main ! Les deux groupes, on passait nos soirées ensemble ! On dansait, on faisait la fête… Je ne comprends pas ce qui s’est passé. » Plus étrange encore : au début du mouvement, la plupart des membres de ces deux groupes votaient pour le Rassemblement national (RN) ; les préférences politiques n’étaient donc pas un motif de divergence. « Ces mecs n’étaient pas de notre monde, en réalité, analyse Anne. Dès le début, ils disaient que ça allait bien pour eux, qu’ils étaient propriétaires de leurs baraques, qu’ils pouvaient partir en vacances, mais qu’ils nous soutenaient… »
C’est en fait la classe sociale d’appartenance qui a déterminé les préférences de chacun et la forme de son engagement dans le mouvement. Elle a aussi scellé la mise en minorité durable du groupe des cadres, ainsi que la prise de distance avec les thèses du RN. Le groupe issu des classes populaires a identifié celui-ci comme un ennemi après avoir découvert progressivement qu’il était à la fois un parti d’ordre — le RN s’est opposé à l’amnistie des « gilets jaunes » condamnés ; il a soutenu la répression — et libéral — il n’est pas favorable à l’augmentation du smic. À l’inverse, ces mêmes thèses répressives et libérales ne gênaient pas le groupe plus favorisé, qui réprouvait les manifestations violentes et dont la motivation essentielle pour voter RN était l’immigration — un thème qu’il a tenté en vain d’importer dans le mouvement.


La dynamique des débuts commençant à s’essouffler, on se met à regarder ailleurs. En décembre 2018, le premier « appel de Commercy » — du nom d’une commune de la Meuse — est lancé pour créer une coordination au niveau national. Plus de quatre cents « gilets jaunes » venus de toute la France se rendent fin janvier à cette « assemblée des assemblées », bientôt suivie par d’autres. Cette initiative a d’abord peu d’écho en Ardèche. Fin janvier, Commercy ne voit arriver aucun mandaté du département, contrairement à Saint-Nazaire en avril et Montceau-les-Mines en juin. « On ne comprend pas ce qu’ils veulent faire, soupire Claire quelque temps après Commercy. Leurs comptes rendus font quinze pages… Et discuter un week-end entier alors que c’est à ce moment-là qu’on se mobilise ? En plus, dans notre groupe, les deux mandatées pour Saint-Nazaire sont une prof d’université et une autre qui paye l’impôt sur la fortune… » Ces mêmes mandatées sont arrivées dans le mouvement obsédées par l’appel de Commercy, quand d’autres le quittent pour cause de famille délaissée, de peur de la répression, d’absence de débouchés immédiats à la lutte…
Le référendum d’initiative citoyenne (RIC) occupe un temps les esprits : présenté comme une solution clés en main pour résoudre tous les problèmes, il accapare au printemps plusieurs soirées-débats, d’abord remplies, puis de moins en moins. En effet, les ateliers constituants, auxquels on assiste armé d’un stylo et d’un bloc-notes, attirent un public satisfait de se retrouver en situation scolaire face à un « sachant » — mais cet auditoire ne constitue pas, loin de là, la majorité sociologique des « gilets jaunes », qui se resserre chaque jour davantage autour des classes populaires.
Sur le terrain, ceux-ci comptent dans leurs rangs nombre d’anciens syndicalistes. Aussi, après la douche froide des débuts, l’appel de la Confédération générale du travail (CGT) et d’autres organisations à construire le 5 février une « journée nationale de grève de vingt-quatre heures » suscite l’espoir d’une grève générale. L’échec de cette mobilisation conforte les « gilets jaunes » dans leur conviction qu’eux seuls ont la capacité de faire reculer le gouvernement, alors que le mouvement s’étiole. Au même moment, partout, des solidarités se renforcent, tissées sur les ronds-points, les blocages, face à la répression — avec l’impression très concrète qu’une communauté se constitue. Des inconnus s’hébergent, se confient leurs plus lourds secrets autant que leurs enfants, se prêtent leurs voitures… et leurs maisons. « Incroyable ! », s’étonne Élodie face à Nicolas, syndicaliste et « gilet jaune ». « Cet été, je peux passer mes vacances dans trois départements sans payer de location, juste parce qu’on est “gilets jaunes” ! On est plus que ça, en fait. On est… On est…
— Camarades.
— C’est vieux, ça, non ? »
Nicolas en est convaincu : « Ils reprennent tout de zéro. À tel point que beaucoup maintenant voudraient enlever leur gilet, parce qu’ils se sentent stigmatisés, montrés du doigt… Problème : comme personne ne leur dit qu’ils sont la classe ouvrière, qu’est-ce qu’ils sont ? »
Quelques semaines plus tard, nouvel échec : la journée syndicale d’action du 19 mars réunit peu de monde localement. Plusieurs militants sont invités à l’assemblée générale suivante des « gilets jaunes » de Vernet : « Là, on a été éclairés, rapporte Roland. Il y a eu une discussion franche, honnête : les syndicalistes nous ont expliqué qu’ils ne pouvaient pas faire mieux, pas mobiliser plus dans les entreprises ni dans les rues. C’était très net. » Face à ce constat, les « gilets jaunes » décident rapidement d’aller tracter devant les entreprises. Faute d’effectifs suffisants, l’initiative a peu de suites et signe la fin des espoirs d’une alliance avec les syndicats.
Le confort de l’entre-soi
Absents de marque également : les militants politiques. Au hasard d’un marché, à Rastel, Anne en croise plusieurs autour d’un verre et les interroge rapidement : « Pourquoi la révolution russe est si importante ? On est en France, ici, non ? » La fréquence des références aux « trotskistes », aux « staliniens », sans compter celles faites aux « anars », suscite une réelle incompréhension. « Mais expliquez-moi ! » Les rires continuent. « Vous savez plein de choses, et vous ne partagez rien ! Et, d’ailleurs, pourquoi vous n’êtes jamais venus sur les ronds-points ?
— Pour ne pas faire les donneurs de leçons.
Cet argument massue ne met pas le terme voulu à la discussion :
— Vous ne savez pas simplement arriver quelque part, discuter normalement, échanger ? »
En réalité, l’entre-soi militant, douillet, familier jusque dans ses conflits bien rodés, n’a aucun désir de se frotter à une réalité sociale étrangère, ignorante des thèmes de débat habituels entre militants. Pourtant, les mêmes sont présents en nombre à une journée organisée par les « gilets jaunes » : la projection de J’veux du soleil ! en présence de son coréalisateur, M. François Ruffin, député (La France insoumise) de la Somme. Tous prennent alors largement la parole au milieu de plusieurs centaines de personnes vêtues de jaune, sans crainte de donner des leçons. La presse locale immortalise ce moment. Elle n’est plus là lorsque ces mêmes militants quittent la salle, scandalisés par l’« antisémitisme » d’une quinquagénaire « gilet jaune » qui porte une allusion à la « quenelle » sur son habit. Elle ignore pourtant tout de Dieudonné et se prépare à participer la semaine suivante à…une marche des « gilets jaunes » contre « toute forme de violence, de racisme et de discrimination ».
La leçon écologiste est, un temps, un sport largement pratiqué : Nathalie et Brigitte entreprennent de verdir les « gilets jaunes » de Salettes. « Ce qui est important, discourt Nathalie au printemps, c’est la rotation des cultures, et surtout, surtout, de mettre du fumier. Sinon la terre meurt. Et pas d’engrais de synthèse, jamais, c’est polluant ! » De son côté, Brigitte insiste sur les bienfaits de la permaculture, avec une brochure explicative. L’assemblée écoute attentivement, longuement — jusqu’à ce que Noël, puis Marcel, Guy et Pascal répondent timidement que, en tant que fils de paysans, ils pratiquent le tout depuis quelque quarante ans dans leurs jardins…
Il arrive toutefois aux militants politiques de mesurer ce qu’ils auraient gagné à écouter davantage : « Les quarante-deux revendications des “gilets jaunes” étaient extrêmement pertinentes. On les a eues quasiment au début du mouvement, note Émilien, longtemps engagé au Parti de gauche. Les formations de gauche auraient dû les reprendre immédiatement, sans discuter, parce que c’était un véritable programme de transition, et il émanait du peuple. » Au lieu d’en faire profiter les « gilets jaunes », Émilien, comme tant d’autres, garde la remarque pour ses discussions entre amis.
Faire son marché
Le simple mot de « transition » aurait pourtant eu l’immense mérite d’offrir des perspectives. Le mouvement en manque cruellement, une fois le constat fait que la « convergence des luttes » demeure un mot d’ordre incantatoire. « Ça ne veut plus rien dire, peste Vanessa peu après le 1er mai, on ne fait plus peur à personne, en tournant en rond tous les samedis ! C’est la même routine que les syndicats, maintenant ! Il y a de moins en moins de monde, mais on y va quand même, et on se fait allumer chaque fois un peu plus ! Il faut qu’on renoue avec les débuts du mouvement. » Certes, mais la dynamique n’est plus la même : le soutien du reste de la population s’effrite, et au temps court d’un surgissement inattendu et victorieux succède le temps long de l’histoire. « Au début, on a cru qu’on pouvait tout avoir, se remémore Amandine. Puis le mouvement a commencé à s’essouffler, et là on s’est mis à lire de tous les côtés. En te renseignant, tu te rends compte que ce n’est pas seulement Macron qui est en cause. Il y a l’Union européenne, le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale du commerce… C’est tout un système économique et politique, en fait, le capitalisme, qui est hyper organisé, puissant, qui dure depuis très longtemps… » Et qui s’avère coriace. Faute de perspectives politiques, de pensée tactique ou stratégique, les enjeux se resserrent alors souvent autour de querelles interpersonnelles.

C’est le moment que choisissent les militants politiques pour faire quelques timides — et rares — apparitions : les élections européennes approchent… Leurs discours sont d’autant plus ressentis comme « sectaires », vouant aux gémonies tel ou tel parti adverse, qu’aucun ne s’est illustré sur les ronds-points. « Tous les mêmes » est à nouveau le bilan tiré par les « gilets jaunes », lassés des « Votez pour nous » — « Ça, ils le disent tous » — et convaincus que chacun vient ici « faire son marché, sans en avoir rien à foutre des “gilets jaunes” ». Ce sentiment se renforce lorsque les actrices du mouvement qui s’étaient montrées les moins hostiles aux partis en visite sont démarchées très rapidement… pour figurer sur des listes aux élections municipales. Carole raconte : « La plupart, c’étaient des profs en retraite. Le seul argument qu’ils m’ont donné, c’est : “Tu es jeune, c’est super ! Et si tu as besoin de nous pour une action ‘gilets jaunes’, n’hésite pas !” C’est bien le moment, six mois plus tard… » La gauche politique est heureuse de mener enfin ses batailles sur les estrades d’une campagne, et non sur les ronds-points. Sans perspective politique fédératrice, les rangs du mouvement se clairsèment un peu plus.
Retour de l’histoire ouvrière
« J’ai trouvé ! » Pendant qu’elle observait une pause dans la mobilisation, Amandine cultivait son jardin. « Ils nous ont par les crédits, les dettes… Le pognon. Donc, il faut qu’on refasse tout, mais sans !
— Refaire quoi ?
— Tout ! D’abord, assurer le matériel, le concret, tout ce dont les gens ont besoin. Un coup de main pour remplir les dossiers administratifs, amener un peu d’aide alimentaire, des vêtements… Et, derrière, assurer le culturel, parce qu’on n’y a jamais accès : donner des cours de danse, de musique, se cotiser pour une séance au cinéma, faire deux heures de sport collectif par semaine… Le truc qui réunit tout ça, c’est qu’on ne veut pas de leur fric. Le seul qu’il y aura, c’est le nôtre, et on ne fera pas de profit ! »
L’idée d’Amandine fait son chemin : elle a déjà entraîné Agathe, Juliette et d’autres amies dans son sillage. Elle n’est pas neuve : c’est celle des maisons du peuple, dont la fondation a préludé à la naissance de la CGT, puis à l’éclosion des partis de masse. Pour ancienne qu’elle soit, elle vit singulièrement dans les discussions enflammées de ces jeunes femmes suggérant leur dégoût de l’électoralisme et leur envie de voir des organisations se soucier de l’existence concrète des gens. « Ils reprennent tout de zéro », répète Nicolas, que l’initiative ébouriffe : cette étape de jeunesse du mouvement ouvrier leur est venue seule, sans la médiation de livres d’histoire ni d’aucun militant…
À l’état embryonnaire pour l’instant, cette proposition est loin d’être isolée : la lutte infuse. Quelques « gilets jaunes » se sont engagés dans la campagne pour le référendum d’initiative partagée contre la privatisation d’Aéroports de Paris. D’autres ont radicalement changé leurs habitudes de consommation, bâtissent poulaillers et cages à lapins, défrichent des jardins après s’être débarrassés de leurs téléviseurs… D’autres, enfin, se lancent dans des combats locaux : « On nous a annoncé une fermeture de classe pour l’année prochaine. En temps normal, j’aurais baissé les bras tout de suite, raconte Julie. Là, il y avait eu les “gilets jaunes” entre-temps : je suis rentrée tête baissée dans la bataille ! Moi, hypertimide avant, je suis allée voir les gens, j’ai fait signer des pétitions, rencontré les politiques… Et puis, j’avais appris la stratégie, et surtout, je n’avais plus peur. Moralité : on a gagné ! »
Gagné la fin d’une terrible solitude, aussi : si la fraternité des ronds-points est un souvenir, elle a existé, et chacun s’est reconnu dans l’autre qu’il croyait étranger. Par les réseaux sociaux, au début du mouvement, Vanessa avait trouvé des soutiens jusqu’au Maghreb : « Un Tunisien m’a expliqué qu’en 2008 ils avaient eu six mois de contestation à Gafsa — c’est un bassin minier. Il m’a dit de ne pas me décourager, parce que les manifestations de Gafsa ont été écrasées, mais que les gens ont relevé la tête à partir de là… et, trois ans plus tard, ils ont fait chuter leur dictateur. Donc, les “gilets jaunes”, ça doit être notre Gafsa ! »
Pierre Souchon
Journaliste.
(1) Pour accepter de témoigner dans cette enquête au long cours, les personnes interrogées ont requis le plus strict anonymat. Tous les prénoms ont été modifiés, certains noms de lieux sont fictifs.


Marc
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Re: Va-t-il pleuvoir des gilets jaunes ?

Message par Marc » 03 nov. 2019, 21:28

Merci Marie-May. Je ne l'ai pas encore lu, je préfère le lire sur papier !
Les gilets jaunes. La réflexion porte sur ce que cela signifie socialement aujourd'hui. Sociétalement pourrais-je dire.
Les gilets jaunes sont un moment de notre histoire sociale, politique. Il y en a d'autres, il y en aura d'autres aussi. Dans la mouvance écologiste, tout comme les gilets jaunes, les choses changent aussi, les comportements indiquent d'importantes métamorphoses, pas uniformément bien sûr, cette mouvance a toujours été traversée de multiples contradictions. (voir aussi l'article du Monde Diplo de ce mois.) C'est cet article que j'ai copié et qui se trouve juste au-dessus. MM .
Mutation des idées ? je ne pense pas, évolution plutôt. Une nouvelle forme d'expression, qui s'adapte au changement de l'exploitation capitaliste, lequel n'est plus comme au siècle dernier face auquel nous tentons d'apporter les bonnes réponses.
Mutation des idées à gauche aussi, avec un très gros temps de retard, les vieilles structures partidaires et syndicales freinant considérablement l'essor de la pensée et de l'action.
C'est à mes yeux ce qui explique les nouvelles formes d'actions et d'expressions, que ce soit les gilets jaunes, les réseaux type manif Climat.
Mais la conscience naissante, qui commence vraiment à fleurir, des causes profondes de la crise sociale et écologique est un facteur fédérateur qui a toutes les chances de grossir dans la période qui vient. C'est de cela que les "néos" ont peur. D'où les violences qui sont les seules réponses de leur part et pas seulement en France.

Marie_May
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Re: Va-t-il pleuvoir des gilets jaunes ?

Message par Marie_May » 03 nov. 2019, 23:23

Je trouve que le témoignage des participants des ronds-points est d'autant plus intéressant qu'ils s'expriment très simplement. Particulièrement dans la partie du texte qui s'appelle
retour de l'histoire ouvrière.
Voilà des gens qui n'ont certes pas obtenu grand chose, mais leur action n'aura certainement pas été vaine. Ils ne vont sans doute pas entrer dans un parti ou un même un syndicat, mais ils ont trouvé un sens à leur révolte, se sont regroupés au lieu de rester solitaire dans leur coin et vont reprendre chacun à son niveau et dans son environnement la lutte menée par tant d'autres avant eux.

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